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Auzanneau: AUGUSTIN À CASSICIACUM

Il rus Cassiciacum di sant'Agostino

Il rus Cassiciacum di sant'Agostino

 

AUGUSTIN À CASSICIACUM

di Bernard Auzanneau

 

 

 

Pourquoi nous intéresser aux Dialogues philosophiques plutôt qu'aux Confessions de saint Augustin ? Ce sont les premières oeuvres du futur évêque d'Hippone, elles sont encore marquées par « la superbe de l'école », et incontestablement elles surprennent et déconcertent le lecteur au premier abord. Mais si Les Confessions (Saint Augustin, Les Confessions précédées de Dialogues philosophiques, OEuvres I, Gallimard, 1998; nous citerons d'après cette édition de la Pléiade: en abrégé O. I., mais nous ajouterons toujours les références traditionnelles) restent un témoignage personnel irremplaçable et sont une oeuvre littérairement géniale, Augustin nous offre dans les Dialogues les premières confidences sur sa vie, et dresse même dans les Soliloques un autoportrait passionnant quelques mois seulement après sa conversion de l'été 386 à Milan. Il éprouve en somme pour la première fois le désir de se dire, de se raconter au jour le jour.

Dans les Dialogues il ne parle pas encore à Dieu, même si les priers y sont nombreuses et ferventes, mais il écrit à ses amis et pour ses amis, il continue son métier de professeur, la foi trouvée ne le gêne en rien pour écrire et philosopher. Dans Les Confessions il passe trop rapidement sans doute sur ces journées de Cassiciacum et juge sans indulgence ses travaux littéraires : « Tout en servant ta cause, mes écrits haletaient encore, comme un lutteur pendant la pause, des souffles de cette école d'orgueil : témoin ces écrits où je débats avec mes amis présents, et avec moi-même seul devant toi (O. I., p. 958. (Confessions, IX. 4. 7.) »

On aurait tort cependant de le lui reprocher et de chercher à opposer le catéchumène à l'évêque. La perspective n'est évidemment pas la même. Voyons plutôt ce qu'une lecture des quatre dialogues de Cassiciacum peut apporter à la connaissance du premier Augustin. Nous avons en quelque sorte les « Actes » des débats réellement tenus, et nous commencerons par situer leur décor et retracer leur déroulement. Les discussions étaient immédiatement transcrites, et nous modernes sommes sensibles à ces instantanés et à cette fraîcheur. Beaucoup de lecteurs (H. I. Marrou et P. Brown, notamment) ont moins goûté la technicité et le caractère scolaire et artificiel des débats (rappelons-nous ce qu'en disait Augustin lui-même !).

Posons nous honnêtement la question (ce sera notre deuxième partie) : cette mise en scène du Logos qui peut laisser perplexe à certains égards, parvient- elle à de véritables résultats philosophiques, sinon théologiques ? Nous chercherons en conclusion à éclairer les rapports de la foi et de la raison tels qu'Augustin les définit à Cassiciacum. On est à peu près sûr du lieu de villégiature où Augustin et son petit groupe de parents, d'amis et d'étudiants s'installèrent pour y faire retraite vers la mi-novembre 386. Verecundus, un ami professeur, avait prêté sa maison de campagne, sa «villa alpine», probablement située à Cassago de Brianza à 33 kilomètres de Milan, non loin du lac de Côme. Augustin n'est pas en bonne santé, il se plaint à plusieurs reprises d'une « douleur de poitrine » qui le contraint à se ménager et à envisager de démissionner en tout état de cause, de son poste de rhéteur à Milan. Sa conversion récente bute encore contre des obstacles: carrière, mariage, argent.

On comprend qu'il ait trouvé à Cassiciacum ce qu'il fallait à son anxiété. Il regrettera toute sa vie ce temps de calme, de retraite, cet otium philosophique, cette « belle campagne de Cassiciacum où, loin des bouillonnements du siècle, nous avons trouvé en toi le repos. » (O. I. p. 957 (Confessions IX. III. 5) Les indications concrètes sur la topographie de la propriété et surtout sur les charmes de l'heure et de la saison foisonnent dans le texte des Dialogues et donnent souvent aux discussions beaucoup de poésie. On pense au début du Protagoras de Platon, quand, autour de Socrate, les jeunes gens, ses disciples, se rencontrent dans « le matin profond ». Ainsi L'Ordre commence en pleine nuit. Augustin y médite d'abord dans le silence et l'obscurité des premières heures du matin. Son étudiant Licentius a été réveillé par des souris. Bientôt le bruit rythmé de l'eau qui s'écoule dans les canalisations va réveiller « l'école au complet » et susciter la réflexion collective sur la causalité et le déterminisme universels (O. I. p. 121 (L'Ordre, I. 6). Il faudrait citer toute l'ouverture du dialogue. « Une nuit j'étais éveillé, comme souvent, et je remuais en silence les pensées qui me venaient à l'esprit, je ne sais d'où. [...] Peu après, le jour pointa.

Tous se levèrent. Je priais beaucoup et en pleurant, lorsque j'entendis Licentius qui chantait avec gaieté et comme un enfant babillard cet extrait du livre prophétique : "Dieu des vertus, convertis-nous et montre-nous ta face, et nous serons sauvés." [...] Nous nous dirigeâmes vers les bains : lorsque nous ne pouvions pas rester dans le pré parce que le ciel était sombre, nous pouvions compter sur ce lieu familier, adapté à la discussion. Mais voici que devant le seuil nous remarquâmes des coqs entamant un combat excessivement brutal (O.I. ibid., p. 121, 131, 134). »

Augustin est non seulement ouvert aux beautés naturelles mais son hyperacuité sensorielle conditionne paradoxalement sa capacité d'élévation au-dessus du sensible. Regardons-le ici admirer en artiste le chant orgueilleux du coq vainqueur et sa pavane, et tout autant la beauté du vaincu: « Les plumes arrachées de la tête, tout défait dans sa voix et dans son allure, et par cela même, je ne sais comment, agencé aux lois de la nature et beau. » Admirons aussi la subtilité et la lumière de son analyse: « Nos interrogations étaient nombreuses: pourquoi tous se comportent-ils ainsi ; pourquoi le font-ils pour la domination sur les femelles qui leur sont soumises ; pourquoi, ensuite, l'aspect même du combat nous a-t-il conduits, en plus de cette réflexion plus élevée, à un plaisir du spectacle ; qu'est-ce qui, en nous, est à la recherche de tant de choses éloignées des sens ; qu'est-ce qui, j'insiste, est saisi à l'occasion de l'appel des sens memes (Ibid., p. 135) ? »

Il est facile d'imaginer le décor de ces « véritables fêtes de l'esprit » comme les appelle Serge Lancel (Serge Lancel, Saint Augustin, Fayard, 1999, p. 157). Le cadre temporel est plus flou même si l'on s'est ingénié à determiner le calendrier et jusqu'à l'horaire des conférences de Cassiciacum (Dernière tentative en date, celle de Sophie Dupuy-Trudelle (voir note 2 de la notice de la Pléiade, p. 1171). Les entretiens ont bien eu lieu. Mais il y a des contradictions de dates. Nous n'avons de chronologie précise et exacte que pour La Vie heureuse commencée le 13 novembre 386, jour anniversaire de la trentedeuxième année d'Augustin, et poursuivie trois après-midi de suite. Cela facilite la lecture du De beata vita (et peut-être faudrait-il commencer par ce dialogue, nous y reviendrons). Car le lecteur de bonne volonté se heurte d'une manière générale dans les Dialogues à un apparent désordre de composition, à des digressions incessantes, à des joutes verbales qui n'ont d'excuse que l'extrême jeunesse de certains participants.

Augustin n'est-il pas lui-même un débutant ? Comment remédier à cette difficulté de lecture ? La première remarque que l'on peut faire est que l'ordre de présentation des textes, successivement Contre les Académiciens, La Vie heureuse, L'Ordre, Les Soliloques, n'est qu'un ordre de publication. Il faut établir des passerelles d'un dialogue à l'autre et voir comment les oeuvres s'entremêlent et les discussions s'imbriquent les unes dans les autres. La chronologie - même incertaine - des débats y invite, nous venons de le voir. Le groupe augustinien ne réunit pas toujours d'autre part les mêmes participants: il se modifie. Alypius par exemple le quitte le premier jour du débat « Contre les Académiciens », - son départ interrompt la discussion et libère peut-être du temps pour le dialogue plus convivial de La Vie heureuse - avant de revenir prendre connaissance de l'avancement des travaux et de retrouver sa place. Certes on peut faire dans chaque dialogue un relevé des thèmes. Ce ne sont pourtant pas les sujets qui centrent les Dialogues mais plutôt l'identité et la maturité des interlocuteurs. La relation du meneur de jeu avec eux détermine des niveaux de communication et de réflexion très divers à l'intérieur du groupe. Augustin qui va bientôt quitter le métier de rhéteur reste un professeur-né, et, comme un maître au milieu de ses élèves, dirige l'allure de la discussion (Sans oublier la prise de notes et la rédaction par écrit parfois immédiate, cf. L'Ordre, § 5, O. I. p. 120).

Reprenons La Vie heureuse, une oeuvre souriante dont l'occasion, on l'a vu, est l'anniversaire d'Augustin, et qui file la métaphore du banquet intellectuel. Commencée dans la brume elle s'achève sous un ciel clair, réalisant sa propre métaphore (O. I. La Vie heureuse, p. 104 § 23). Les plus novices des participants: Navigius, le frère d'Augustin, Adeodatus, son fils « le plus jeune par l'âge », même s'il est «d'intelligence prometteuse», Monique sa mère « à qui [il] doit d'être ce qu'il est », Lastidianus et Rusticus, ses cousins, ne sont pas cependant les moins présents. Augustin s'en explique d'emblée très clairement: «J'ai pensé que leur bon sens était nécessaire à la discussion que je projetais ( Ibid., p. 92 § 6). » Il faut voir en effet comment il organise méthodiquement ses Dialogues et tient compte des personnalités. Licentius, l'élève le plus doué, est aussi le plus impatient : il voudrait immédiatement avoir la réponse à la question de fond qui se pose à tous les hommes, et qui a déjà été présentée à Augustin, dans le Contre les Académiciens, par son camarade Trygetius: « Defini ergo quid sit beata vita » (Fais-nous comprendre ce qu'est le bonheur) (O. I. Contre les Académiciens, p. 7 (I.5). Cf. p.1131, note 1 de la p. 11: « Definire, c'est donner la compréhension d'une notion, et finire en donner l'extension.»)

Loin d'être une improvisation, même brillante, La Vie heureuse fait se succéder la maïeutique des questions auxquelles chacun, même sans être un grand philosophe, peut répondre, et l'exposé magistral de celui qui mène les débats. H. I. Marrou a bien pénétré l'art de la discussion qu'Augustin met en oeuvre (H. I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, De Boccard, 1937, p. 308 et stivante). Toute dialectique digne de ce nom suppose une drammaturgie ( Les Soliloques en administrent la réciproque dans une remarquable analyse du mentir-vrai du theatre (O.I, p. 232) traité ici avec une sympathie que Les Confessions démentiront (O.I. III II 2, p. 818). Chaque personnage des Dialogues joue son rôle, est reconnaissable.

Mais le schéma est toujours le même. Au début de chaque dialogue ce sont les interlocuteurs, en particulier les plus jeunes étudiants, qui ont la partie belle. Ainsi dans le livre I du Contre les Académiciens, une fois parti à Milan Alypius, le faux arbitre qu'Augustin remplace au pied levé, Licentius va se faire le champion des académiciens, Trygetius les attaquer. Mais, lorsqu'Alypius sera revenu de Milan et aura remplacé Licentius, Augustin reprend avec vivacité la conduite du débat: « Écoute donc, Alypius, ce que tu sais déjà parfaitement, je crois : cette discussion, je tiens à ce qu'elle ne soit pas entreprise pour le plaisir de discuter ; c'est assez qu'avec ces tout jeunes gens nous ayons fait un prélude où la philosophie a, pour ainsi dire, badiné de bon coeur avec nous. Donc qu'on nous ôte des mains les jouets d'enfants ! C'est de notre vie, de notre conduite, de notre âme qu'il s'agit (O.I. Contre les Académiciens, II. IX. 22., pp. 39-40). » Car c'est Augustin, en bonne rhétorique, qui doit résoudre la question pour finir. Il est temps en somme de passer aux choses sérieuses, le « prélude » est terminé. Au maître revient la dramatisation véritable et la mise en scène du Logos. La lenteur des préparations, les querelles de mots ont donc permis au meneur de jeu de dynamiser la découverte soudaine de la vérité, l'illumination du Logos (ou de la Grâce...). Augustin, excellent professeur, à la fois donne abondamment la parole à ses élèves, et se réserve le droit de conclure en un exposé suivi et magistral. Car la dialectique cache un dessein généreux qui demande une application très ferme et donc une méthode et un ordre : la Sagesse que propose Augustin est offerte à tous, elle est même un droit, mais la méthode pour y parvenir est exigeante.

Parce qu'il pense probablement aussi à lui-même et à ses échecs (Le manichéisme, vécu comme un naufrage de l'esprit qui dura dix ans (372-382), il le dit dans L'Ordre avec une certaine gravité: « Maintenant retenez bien ceci : celui qui ose se précipiter à l'aveugle et sans ordre dans l'apprentissage de ces disciplines deviendra curieux au lieu de studieux, crédule au lieu de savant, incrédule au lieu de circonspect (O. I. L'Ordre, II.17, p. 156). » Il ne s'agit pas en effet de « jouer à la philosophie » mais de chercher (et de trouver) la vérité et le bonheur. «Il faut aller au vrai de toute son âme.», selon la parole de Platon. Et la méthode de discussion et le cycle même des études deviennent essentiels pour Augustin parce qu'ils lui permettent de rester à la portée de ses auditeurs. Ce plan d'études très ambitieux laisse Alypius ébloui mais quand même un peu sceptique sur son application : « C'est un modèle de vie bien élevé que tu nous as fait voir [...].

C'est à un tel modèle que, si c'était possible, je voudrais voir non seulement nous, mais même tous les hommes parvenir enfin et s'attacher, de sorte qu'il soit aussi facile à imiter que merveilleux à entendre exposer (O. I., ibid. p. 165). » Nous voici en fait parvenus au coeur du problème principal des Dialogues. La question « Que faut-il enseigner — et donc apprendre ? » semble prendre le pas sur les questions métaphysiques de fond (Dans L'Ordre, celle du Mal) qu'Augustin éprouve quelque difficulté à traiter (difficulté qui se communique au lecteur). Certes il a acquis des connaissances nouvelles : la lecture des « livres des Platoniciens (O. I., p. 914 (Confessions, VII.9.14)», l'influence du « cercle de Milan » ont été tout récemment encore des facteurs importants de sa proper évolution intellectuelle. Quand il s'adresse aux dédicataires des textes de Cassiciacum, Romanianus (le père de Licentius et le protecteur d'Augustin depuis Thagaste), Manlius Theodorus et Zenobius, il fait allusion aux difficultés, aux « traverses » — pour les autres comme pour lui-même - d'une « conversion » philosophique. Bref, qu'il s'agisse de ces correspondants ou qu'il s'adresse à ses « étudiants » de Cassiciacum, l'exercitatio animi, l'entraînement purement intellectuel paraît avoir trouvé ses limites.

Mais il faut interroger justement ces limites qui n'existent que pour être dépassées. Dans sa présentation de l'édition de la Pléiade Lucien Jerphagnon parle d'« une vie intellectuelle qui a enfin trouvé sa direction (O. I., Note sur la présente édition, xxx) » et insiste sur la réfutation par Augustin du scepticisme des académiciens. Nous dirions plutôt que les Dialogues cherchent leur direction, et la trouvent d'ailleurs, mais selon un ordre qu'il faut avoir toujours présent à l'esprit: ce n'est pas parce qu'Augustin se serait converti à la philosophie qu'il est devenu chrétien, c'est parce qu'il l'était désormais qu'il a abandonné la rhétorique, qu'il est allé personnellement au vrai et a voulu entraîner ses étudiants, ses parents et ses amis vers la sagesse. Que leur apporte, que nous apporte la recherche du vrai ? Car nous y sommes tous conviés.

C'est le moment de reprendre peut-être une dernière fois La Vie heureuse, texte court et central. Augustin compose son auditoire et n'exclut personne, nous l'avons vu, si le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Il sait aussi que « les grands problèmes rendent grandes les petites intelligences » et il va bientôt apporter la preuve que foi et raison ne sont pas contradictoires. Qu'on se souvienne de l'approbation admirative qu'il donne à sa mère Monique. Il vient de poser le problème du bonheur : « Alors je repris ainsi : "Nous voulons être heureux." À peine prononcée, la phrase recueillit l'unanimité. "Est-on heureux si l'on n'a pas ce que l'on veut ?" Ils dirent que non. "Quoi ? Suffit-il d'avoir ce que l'on veut pour être heureux ?" Alors ma mère répondit: "Si c'est le bien que l'on veut et que l'on a, on est heureux ; mais si c'est le mal, on a beau l'avoir, on est malheureux." En l'entendant, je sursautai de joie: "C'est d'un seul coup que tu as atteint le faîte même de la philosophie !" (O.I., p. 95, La Vie heureuse, § 10)» Mais comprenons bien : le statut de philosophe qu'Augustin donne à sa mère éclaire la non-différence profonde de la foi et de la raison. On en a dans L'Ordre un autre exemple. Augustin désapprouve la passion de Licentius pour la poésie : il est perdu pour la philosophie. Mais il salue ses progrès vers la sagesse et la vérité. Avec lucidité Licentius vient de reconnaître la maladie intellectuelle dont il est atteint: « Ce n'est pas tant la poésie qui a le pouvoir de me détourner de la philosophie que le désespoir de trouver la vérité (O. I., p. 124, L'Ordre, I. 10).»

L'intuition de l'étudiant provoque chez Augustin une joie sans mélange, en espérance. Ce qu'il pressent et attend va se produire. Un peu plus loin dans le dialogue, Licentius se convertit véritablement à la philosophie, et reconnaissant avec certitude la Sagesse, lui le sceptique, lui l'ardent défenseur des Académiciens, il fait au Christ une prière d'action de grâces pour le remercier de l'avoir trouvée. Mais revenons au commencement de sa prise de conscience et au point de départ du dialogue. L'ordre est d'abord l'enchaînement des effets et des causes, ce qui suppose une recherche de la raison dans le sensible, comme nous l'avons vu dans l'évocation du combat de coqs et l'évolution de Licentius, prélude à sa « conversion philosophique » est d'ordre intellectuel et rationnel : l'intuition que tout le réel sensible relève de la raison. La notion de limites a chez saint Augustin au moins autant d'importance que celle d'ordre. La philosophie elle-même a ses limites, non pas intellectuelles : tout le début de l'Ordre et l'analyse conjointe par Licentius et Augustin (devenu son élève !) du déterminisme universel est là aussi pour nous le rappeler, mais spirituelles. Pas trace d'intellectualisme chez lui mais une exploration simultanée des philosophes néoplatoniciens (Plotin et surtout Porphyre) et du Prologue de l'Évangile de Jean ainsi que des Épîtres de saint Paul.

Avec subtilité Peter Brown (Peter Brown, La Vie de saint Augustin, Seuil, 1971 ; voir par exemple son analyse du refus par Augustin du platonisme païen, p. 119) a sans doute vu dans les Dialogues plus de complexité que nécessaire: Les Confessions sont autrement complexes ! Augustin revendique seulement en somme un usage chrétien de la philosophie. Cet usage est sans doute momentané, « provisoire » au sens de Descartes. Il faut citer ici le texte « capital » (Le mot est de Serge Lancel) qui termine le Contre les Académiciens: « Il ne fait de doute pour personne que nous sommes motivés à apprendre par la double pression de l'autorité et de la raison ! Or c'est pour moi une certitude que je ne m'écarterai absolument pas de l'autorité du Christ, car je n'en trouve pas de plus puissante. Quant à ce qu'il faut poursuivre avec toute la subtilité de la raison (car je suis désormais en des sentiments tels que je désire avec impatience saisir la vérité, non seulement par la foi, mais aussi par l'intelligence), j'ai confiance de pouvoir trouver, pour le moment, chez les platoniciens un enseignement qui ne répugne pas à nos mystères (O. I., p. 83, Contre les Académiciens, III. xx. 43). »

Par deux fois dans le même paragraphe Augustin emploie le mot interim (pour le moment) : pour donner son avis, qui ne variera plus d'ailleurs sur les Académiciens, considérés comme des platoniciens pusillanimes, et pour concilier la doctrine de Platon avec l'autorité du Christ. Mais il indique peut-être aussi, clairement et avec mesure, jusqu'où (et jusqu'où seulement, hactenus) religion et raison peuvent aller ensemble.